RSF / “Spécial n°50 Robert Capa”

Reporters sans frontières"Robert Capa"


“Robert Capa – 100 photos pour la liberté de la presse – Spécial n°50”
Editions Reporters sans frontières, Paris, 2015

Dans cet album historique, RSF vous invite à (re)découvrir LA légende du photojournalisme. Avec les reportages de guerre qui ont fait la gloire de Robert Capa, mais aussi ses images en couleurs des célébrités de son époque ! Et 10 grandes signatures rendent hommage à l’homme passionné, courageux, séducteur, icône et modèle des photographes d’aujourd’hui.

Avec la participation exceptionnelle de : Yann Arthus-Bertrand, Edith Bouvier, Patrick Chauvel, Noam Chomsky, John Kerry, Steve McCurry, Jean-Paul Mari, Rémy Ourdan, Matthieu Ricard, Julian Stallabrass, Amanda Vaill, Cynthia Young

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"Première nuit à Sarajevo"Rémy Ourdan

Première nuit à SarajevoSous le toit en feu, c’est la panique. Les fuyards se bousculent dans l’escalier. Ils surgissent, les yeux rougis par le réveil brutal et les fumées, par l’étroite porte. Ils se réfugient près de la mosquée Ferhadija ou s’enfuient vers la rue Vase Miskina. Les blessés sont emmenés à l’hôpital Kosevo par des combattants et des secouristes.

L’hôtel Evropa, un palace austro-hongrois qui faisait la fierté de la ville, est transformé en torche et illumine le centre de Sarajevo.

Arrivé quelques heures plus tôt, par un bel après-midi ensoleillé, dans la ville assiégée, accueilli par deux ou trois tirs de kalashnikov au passage du no man’s land, je découvre la guerre.

Je découvre que des artilleurs tranquillement postés sur des collines, hors d’atteinte des défenseurs de la ville, lancent des bombes incendiaires sur un hôtel rempli de centaines de réfugiés dont ils avaient auparavant réduit les maisons en cendres.

Je découvre que les artilleurs, peut-être pas encore tout à fait satisfaits de leur œuvre, bombardent au cours de cette nuit de braise les survivants hagards qui se regroupent derrière l’Evropa.

Je découvre qu’il est envisageable de discuter avec une femme qui, une fraction de seconde et un obus plus tard, gît le ventre déchiqueté et une jambe sectionnée.

Je découvre qu’on peut être projeté à dix mètres par le souffle d’une bombe et se relever sans avoir un seul éclat de métal dans le corps.

Je découvre (cette observation m’intéresse puisqu’à vingt ans et des poussières, je caresse l’idée que je vais peut-être devenir reporter cette nuit là, ou un jour prochain, et raconter la guerre, si toutefois quiconque s’y intéresse) qu’un journaliste de télévision, accessoirement le seul à porter un casque et un gilet pare-balle parmi ces civils, peut obstruer la porte de l’Evropa, seul échappatoire de l’hôtel en feu, pour enregistrer une séquence où l’on voit derrière lui, dans le cadre de la caméra, de belles flammes et de spectaculaires scènes de panique. Et qu’il faut qu’un autre reporter l’insulte, puis lui colle son poing sur la figure, pour qu’il daigne s’écarter et ouvrir le passage.

Je découvre, après une nouvelle salve d’obus et alors que les secouristes sont partis se cacher dans des caves avoisinantes, qu’il suffit de trois fous retournant dans le couloir enfumé, tandis que les flammes dévorent la façade, pour guider les derniers fuyards au bord de l’asphyxie et sauver quelques vies. Ces trois fous là sont aujourd’hui encore des amis. Enfin, presque. L’un est mort, il y a quelques temps.

Au pied de l’Evropa, je découvre la guerre, et je découvre Sarajevo.

La ville a tremblé jusqu’à l’aube, secouée par les explosions. Ce fut la première de plus de mille nuits de siège.

Vingt-trois ans et quelques jours plus tard, j’écris ces lignes, installé dans le Café Viennois de l’hôtel rebaptisé Europe après la guerre. Je fume une Drina en buvant un expresso. Un vieux serveur au style impeccable et au teint fané regarde par la fenêtre la pluie tomber. Des élégantes l’interpellent. Elles commandent des pâtisseries.